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d'ethnomusicologie

Cahiers 33 : Les rapports entre musique, conflit et agressivité

Focus | 27 janvier 2021 | Angela Mancipe

À l’occasion de la parution de l’édition 33 des Cahiers d’ethnomusicologie, dont le dossier thématique se penche sur les rapports entre musique, agressivité et conflit, Ethnosphères magazine vous propose un avant-goût de ce nouvel opus, qui illustre la multiplicité de regards qu’ouvre un tel sujet et la contemporanéité de ses problématiques.

Par Angela Mancipe

Les musiciens du 310e Stevedore Régiment (manutentionnaires noirs américains), rattaché au 23 génie, le 12 septembre de 1918. Photo : Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, ministère français de la Culture.

 

MISE EN PERSPECTIVE

À travers toutes les époques, quelles que soient les régions du globe, la musique a toujours occupé une place au sein des conflits historiques et des situations de violence et d’hostilité. De la Renaissance jusqu’à nos jours, les sujets liés à la guerre, aux conflits et à la résistance sont traités en musique de diverses manières. Cette diversité se fait le reflet de la capacité de la musique à s’adapter aux contingences de l’histoire et à rendre compte de « l’air du temps ».

En tant qu’instrument politique, la musique a pu être employée pour inciter à des actes de violence et d’agressivité, par le biais de chants, d’hymnes, et de musique de propagande.  Lors des grandes guerres du XXe siècle, les fanfares officielles des régiments militaires ont accompagné les cérémonies et les défilés, jouant un rôle de transmission des ordres et des consignes sur le champ de bataille.

La musique s’est également déployée sous d’autres formes, dans l’objectif de remédier à la violence et à la souffrance qu’elle induit que ce soit à travers des chansons de tranchées, l’engagement de grands musiciens et compositeurs aux côtés des combattants, dont les destins ont été valorisés par la musique (souvent indissociable des paroles qu’elle accompagne et prolonge, ou encore lors de la fabrication d’instruments insolites à partir des moyens du bord).

 

Ce bidon-mandoline est un exemple des instruments hybrides dits « de tranchées ». Ressemblant encore à son modèle standard,  il a été fabriqué artisanalement pendant la Première Guerre mondiale à partir d’objets de circonstance.
Le manche manufacturé est fixé à un bidon
en tant que caisse de résonance, cette dernière ayant
deux
ouïes taillées en forme de « S » sur le corps de l’instrument. Un bouchon de liège remplace le chevalet.
Photo : Musée de la Grande Guerre, pays de Meaux, France.

 

La création et la pratique musicales ont pu également apaiser des tensions lors de situations de conflit illustrant l’adage selon lequel « la musique adoucit les mœurs »… La performance musicale s’avère un espace de représentation et de mise en mémoire des conflits, pouvant devenir en même temps un mécanisme propice à la réparation et à la réconciliation.

 

DOSSIER MUSIQUE ET AGRESSIVITÉ

Coordonné par Sisa Calapi, Giordano Marmone et Katell Morand, Conflits et agressivité est le fruit d’une réflexion collective entamée lors des journées d’étude Performer le conflit : musique, danse et agressivité organisée par le CREM-LESC (CNRS, Université Paris Nanterre) les 12 et 13 novembre 2018. Le dossier est constitué d’une dizaine d’études de cas, issues de régions et contextes divers. Certaines d’entre elles s’accompagnent de contenus multimédias, notamment de captations vidéos et d’extraits sonores afin de mieux illustrer les propos des auteur.e.s. 

Sisa Calapi, Giordano Marmone et Karend Morell expliquent dans la préface du volume que les articles du dossier « se focalisent moins sur le rapport entre les sons et leurs auditeurs (autrement dit sur l’expérience d’écoute d’enregistrements produits dans un contexte le plus souvent commercial) que sur les tensions, frictions ou bagarres qui surgissent des performances elles-mêmes ». À partir de l’analyse de gestes, paroles, mélodies, rythmes et mouvements corporels qui provoquent et contrôlent les actions des uns et des autres lors d’une performance musicale ou dansée, les contributions du volume 33 illustrent en effet la manière dont l’agressivité peut émerger et être maintenue lors de la pratique musicale, mais aussi à travers les messages incitant à l’agressivité que l’on fait passer à travers la musique.

Ethnosphères magazine a choisi de mettre en lumière trois articles du dossier qui abordent ces questionnements dans des contextes très divers : conflits armés (article de Katell Morand), rituels (article de Sisa Calapi) et compétitions sportives (article de Julien Bonhomme).

 

 

Musique au sein des conflits armés contemporains

L’article Rimes de guerre : Chronique d’un coup d’Etat manqué (Amhara, Ethiopie) écrit par Katell Morand (1) se penche sur la circulation à travers des téléphones mobiles de poèmes chantés sous la forme de vidéos de funérailles, de montages de propagande ou d’écrits dans un contexte de violence interethnique dans la région Amhara, au nord-Ouest de l’Éthiopie, en 2019. Sa chronique relate comment la réinterprétation des contenus lors de chaque partage a contribué à alimenter le conflit, lui-même dérivé des crises politiques des années précédents et qui s’inscrit dans un processus historique de tensions liées aux nationalismes ethniques.

 

Extrait vidéo des funérailles d'un manifestant tué en 3016, Gondar Nord. 

 

 

L’agressivité au sein de contextes rituels

L'émergence et la gestion de la transgression et du désordre au sein d’un contexte rituel sont abordées par Sisa Calapi dans son article Tensions sur la place. Désordre et transgressions lors d’un rituel andin à Cotacachi (Équateur) (1). Son étude se penche sur l'Intyraimi ou « Fête du soleil » à Cotacachi, au nord de l’Équateur. Lors de l’événement de la Toma de la plaza ou « prise de la place », la création d’une tension est l’enjeu principal des performances musicales et dansées. L’intensité émotionnelle engendrée peut être ressentie par les danseurs et par le public, alimentant la peur et l’attente d’une confrontation, assez souvent résolues à coups de pierres et de fouets entre groupes rivaux, y compris avec la participation des forces de l'ordre. Les ñawpak capitains participent à la gestion de l’agressivité : ces individus spécialement désignés encadrent les groupes de danseurs et veillent sur les personnes les plus ivres, qui ne sont plus en mesure d’évaluer par elle-même le potentiel dangereux de la situation.

 

Ñawpak capitains. Photo : Sisa Calapi, Site web du CNRS France.

 

Musique et performance de l’agressivité

À propos du lien entre musique et combats sportifs, l'article L’appel du tambour. Danse et musique dans la lutte sénégalaise écrit par Julien Bonhomme (1) propose une étude sur la lutte sénégalaise (làmb en wolof), montrant comment la musique et la danse s’inscrivent pleinement dans le déroulement de la confrontation, dans un espace dédié, suivant des règles préétablies et accordant une place très importante aux chorégraphies. Cette modalité de lutte musicale requiert une grande maîtrise sur le plan gestuel et musical, afin d’éviter de provoquer un acte de violence disproportionné. Un contexte dont combat et spectacle sont indissociables, et dans lequel la musique contribue à la gestion de la tension.

 

 Selon J. Bonhomme, « L’ une des séquences les plus importantes de la performance est celle où le lutteur
se rapproche des musiciens pour venir danser juste devant le tambour principal de l’orchestre, tandis que
le tambour-major le harangue et l’exhorte au combat. À ce moment précis, ce dernier ne se contente plus seulement
de battre son instrument, il ajoute la parole au rythme en s’adressant directement au lutteur ».
Photo : Julien Bonhomme, Cahiers d'ethnomusicologie 33.

 

Ces différents articles du volume 33 des Cahiers d’ethnomusicologie font ressortir que la performance musicale et dansée dans des contextes sociaux, politiques et historiques très variés peut devenir un mécanisme social clé dans l’expression, la régulation et la mise en scène de tensions, rivalités et oppositions issues d’un large éventail de manifestations des conflits humains. L’agressivité et l’hostilité émergentes dans de telles situations ne sont pas forcément déstabilisantes et, le cas échéant, leur gestion par la musique et la danse peut favoriser des formes de réconciliation, participer à une pacification réciproque et même conduire à un certain équilibre. Fabrice Contri, directeur et programmateur musical des ADEM nous rappelle que la problématique est loin d’être épuisée : « Une autre question essentielle est de déterminer dans quelles proportions la musique participe véritablement à de tels phénomènes, car bien souvent ce sont les paroles (textes des chants) ou la danse, supports ou prolongements de la musique, qui constituent les principaux éléments agissants ».

 

 

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Les documents multimédias de ce volume peuvent être consultés à l’adresse www.adem.ch/ce33

 

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(1) DOSSIER CONFLIT ET AGRESSIVITÉ

 

Julien Bonhomme. L’ appel du tambour. Danse et musique dans la lutte sénégalaise.

Laure Carbonnel. Puissances et divertissements bouffons au Mali : l’agressivité comme configuration d’action 

Katell Morand. Rimes de guerre. Chronique d’un coup d’État manqué (Amhara, Éthiopie)

Giordano Marmone. Composer avec le conflit. Création musicale, violence et sarcasmedans le passé des Samburu (Kenya)

Elena Bertuzzi. Agressivité et belles manières. Aspects compétitifs dans le debaa des femmes de Mayotte

Maho Sebiane. Nuisances et chaos des vents. Expressions de l’agressivité dans un rite de possession en Arabie orientale

Sara Kalantari. L’ arme de la voix : chants combatifs persans dans la guerre Iran-Irak (1980-88)

Anne-Florence Borneuf. Le chant au risque du conflit. Chroniques d’une fête de village en Sicile (1993-2018)

Florabelle Spielmann. « We go play them, we go kill them ». Musique et stick-fighting à Trinidad

Sisa Calapi. Tensions sur la place. Désordre et transgressions lors d’un rituel andin à Cotacachi (Équateur)

 

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Le cahier 33 est disponible sous forme papier, n’hésitez pas à vous le procurer !

Écrivez-nous à abo@adem.ch

 

 

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